Le paysage d’Angkor dans sa globalité : architecture, paysagiste et archéologue cambodgiens. Le réseau hydraulique et la gestion forestière.


Hang Peou |

Dans la culture khmère, l'eau est incontournable. Sur le plan architectural, l'eau a une fonction décorative tout comme les arbres. Ces derniers ont aussi une fonction conservatrice et amélioratrice du paysage du site entier. Mais si on a une mauvaise gestion des arbres peut amener à endommager les temples. Il faut donc envisager le paysage d'Angkor dans sa globalité en prenant en compte le réseau hydraulique et la gestion forestière.

FR : LE PAYSAGE D’ANGKOR DANS SA GLOBALITÉ : ARCHITECTURE, PAYSAGISTE ET ARCHÉOLOGUE CAMBODGIENS. LE RÉSEAU HYDRAULIQUE ET LA GESTION FORESTIÈRE.

Je suis toujours au temple de Neak Poan. J’aimerais faire comprendre qu’en général, dans la culture khmère, l’eau est un élément incontournable : de Phnom Kulen (comme montre l’illustration, les mille lingas à travers lesquels l’eau passe jusqu’à devenir de l’Amrita) en passant par certains temples où l’eau est là avec le rôle de maintien d’équilibre des temples comme je vous ai expliqué plus tôt. Il s’agit en même temps d’un paysage décoratif de nos temples. Donc, à part sa fonction de soutien des temples, de la vie des êtres humains et des animaux, l’eau est titulaire d’une autre fonction, sur le plan architectural, une part décorative d’un monument, d’un lieu : l’eau met en valeur une construction. Par ailleurs, dans un endroit pourvu ou dépourvu d’eau, il y a encore un autre élément [décoratif], ce sont les arbres, élément constitutif important d’un paysage. On dit qu’ils changent tout. Néanmoins, ici, je souhaite parler de leur fonction conservatrice et amélioratrice du paysage d’un site entier. La fonction des arbres, comme je vous ai dit plus tôt dans le cours relatif à la nappe phréatique, est de ralentir l’humidité du sol par la chaleur du soleil, ce qui réduit l’eau dans la nappe phréatique. De plus, les arbres créent aussi de l’humidité, elle réduit aussi la vaporisation comme j’ai évoqué plus tôt. À part ces deux éléments, il y a encore un autre élément. Prenons l’exemple de Neak Poan, tout comme les autres temples, nous nous trouvons ici entre le Tonlé Sap et le Phnom Kulen. Le Tonlé Sap est grand, il y a du vent. Quant aux temples, ils ont été construits par superposition des pierres. S’il y a du vent, il n’est pas sûr que les temples puissent faire face à un vent fort même s’ils ont un fondement solidifié par l’eau des douves. Ils risquent de s’effondrer. Lorsqu’il y a des forêts, ils réduisent donc l’intensité du vent au détriment des temples. La réduction de sa vitesse entraîne donc l’ampleur des dégâts éventuels. De la même façon, cette humidité dont je vous ai parlé vient diminuer la chaleur qui tape sur les pierres des temples. Vous savez que leur volume varie fortement en fonction du froid et de la chaleur. S’il fait trop chaud, les pierres peuvent s’éclater, se déformer et perdre leur qualité d’origine. Donc les arbres sont d’une grande importance dans leur fonction protectrice. On ne néglige pas non plus le côté revers qui peut se produire : une mauvaise gestion des arbres (leur abandon, leur repeuplement) peut les amener à endommager les temples. Ils pourraient donc être source de dégâts à nos temples, d’incompréhension et de disparition au paysage culturel. Je vais par la suite vous expliquer ce rapport entre les arbres et le paysage culturel.

Ici, c’est le Baray Nord, un bassin d’eau. Par manque d’entretien pendant 500 ans, les arbres se sont mis à repousser. Nous avons alors oublié sa nature de bassin d’eau. On croyait que c’était un simple bois. De plus, le niveau du lit du bassin équivaut à celui du sol naturel ordinaire. Cela a entraîné cette confusion selon laquelle le Baray Nord ou le Baray Reach Dak était de la forêt confondue dans le paysage culturel. Or, ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, nous avons remis de l’eau dans ce bassin. Et les grands arbres morts y avaient poussé pendant la période où nous n’avions pas entretenu le lieu. Ce qui modifiait son paysage culturel d’origine, c’est-à-dire vers la fin du XIIème et du XIIème siècle. Et maintenant, il est redevenu « bassin ». Les arbres vont mourir et le bassin retrouvera progressivement sa forme d’origine.

Nous savons que le grand problème dans ce travail de rénovation c’est l’écoulement de la terre par infiltration d’eau, causé en majorité des cas par les vagues et le ruissellement de l’eau. Ici, il est plutôt causé par les vagues. Comme notre barrage est provisoire, on ne pouvait pas le construire dans une dimension démesurée, car il est difficile d’y importer des terres et de les exporter. Nous avons donc construit un barrage nécessairement grand à l’usage, l’échéance de nos travaux étant fixée à 2016. Mais nous avons prolongé nos tâches, puisqu’elles ont été retardées par la découverte d’un fondement. Alors, pour pouvoir protéger la pente de la berge du barrage contre les vagues venues de l’ouest sur 4 km de long : quand le vent souffle, il engendre les vagues qui touchent la berge et causent l’écoulement de la terre par infiltration. C’est un problème auquel nous avions pensé depuis le tout début. Nous avons étudié et découvert des plantes appelés les « cypérus » mais en fait ce ne sont pas vraiment ça, c’est plutôt une espèce de plate greffée. On les appelle les vétiviers dont les racines peuvent atteindre 3 m de profondeur et l’ensemble des tiges peuvent aller jusqu’à 1,50m de large. Elles peuvent donc aider à protéger [les berges] contre les vagues et l’écoulement de la terre par infiltration sur nos digues. Ces espèces ont été plantées le long du Mékong. Nous avons donc acheté les jeunes pousses que nous avons plantées là. Elles nous aident beaucoup. C’est mieux de nous en servir, c’est moins cher que les autres moyens de protection. La qualité de ces plantes c’est qu’elles peuvent pousser dans l’eau pendant 5 à 6 mois. Pendant la décrue, leurs racines sont toujours vivantes. Le sol n’est donc pas écoulé par infiltration d’eau. Nous les plantons depuis 2010 au service de la rénovation du barrage ouest qui se trouve derrière moi et d’autres barays dans le site d’Angkor. Ces plantent peuvent s’assimiler dans la zone sans détériorer son écosystème. Elles sont identiques à celles qui poussent dans notre région.

Nous sommes devant une douve d’Angkor Thom. Je souhaite montrer ici une partie de l’eau de la douve. J’ai évoqué, pour le premier cours, sa fonction libératrice de l’eau pour éviter les inondations de la ville par le biais d’un système de ruissellement d’eau à Run Ta Dev, au nord-ouest en passant par d’autres cours d’eau dans la ville ou à Angkor même durant la saison des pluies. J’ai parlé aussi de la deuxième fonction de la douve dans le premier cours. Mais ici, je souhaite montrer l’image réelle pour rappeler sa fonction décorative : l’image du temple qui reflète dans la surface de l’eau. Et l’eau, dans sa grande envergure, d’un baray, d’une douve, représente la puissance, tout comme dans les grands pays à l’époque du développement. Elle fait partie aussi du décor pour les grandes constructions, les monuments publics des grands pays développés qui ont une vision à long terme. Tout cela montre que nos [ancêtres] khmers ont inventé l’usage des ressources naturelles, facilement accessibles, facilement utilisable tout en valorisant les ouvrages d’architecture. Elle fait donc partie du paysage culturel khmer. Parmi les différents objectifs visés, il y a celui d’aménagement urbain autour du décor. On peut donc faire des analyses pour définir ce qu’est le paysage culturel. C’est une part de l’acte réalisé par l’homme, organisé par lui. Un arbre est planté pour un but décoratif. L’arbre qui pousse sans aucun intérêt ne rentre pas dans ce paysage culturel. De même, les flaques d’eau par-ci, par-là ne font pas partie de cette catégorie de paysage. Bref, c’est une chose agencée de manière adéquate par l’humain et dotée d’une fonction précise à finalité décorative ou dans une pratique culturelle. Donc, l’eau fait partie de notre culture. Nous savons tous que depuis leur création – de l’époque Chenla à celle d’Angkor – les hommes khmers avaient conscience de l’exploitation optimale de l’eau. Ils ont étudié et fait évoluer ce domaine pour en tirer ses rôles importants sur le plan architectural, agricole et pour sa consommation quotidienne ainsi que son apport vis-à-vis des temples sans oublier sa valeur décorative et ses qualités déclenchant la joie, le prodige ou encore une profonde réflexion.

Hang Peou

Le Dr Peou Hang est directeur général adjoint de l’Autorité nationale Apsara. Il a obtenu son doctorat en 2002 de l’Université catholique de Louvain (UCL) en Belgique. Il a rejoint l’Autorité nationale APSARA en août 2004. Il a effectué des recherches sur les ressources naturelles et l’environnement du site du patrimoine mondial d’Angkor. Il est responsable de la gestion du vaste réseau de système hydraulique et du paysage culturel dans le parc d’Angkor. Le Dr Hang a réhabilité de nombreux systèmes hydrauliques anciens pour assurer la stabilité des temples et le développement durable de l’ensemble de la région de Siem Reap, ces réalisations sont : le Baray Nord (XIIᵉ siècle) qui a été asséché plus de 500 ans; la restauration du système original d’alimentation du Baray occidental (Xᵉ siècle), de la douve d’Angkor Thom, Preah Khan, Angkor Vat, Srah Srang, réservoir de Banteay Srei, les douves de Chau Srey Vibol et 58 kilomètres de canaux et de digues pour optimiser la gestion de l’eau et le monitorage des inondations. Il a également créé 9 stations de pépinière dans le parc d’Angkor pour reboiser la région et prendre soin de tous les vieux arbres dans les temples pour préserver le paysage culturel dans le parc d’Angkor. Il est non seulement responsable du parc d’Angkor mais également le point focal national pour le patrimoine naturel du Cambodge auprès du Comité du patrimoine mondial et professeur invité à l’Université de Kanazawa au Japon.

Posted in Cambodge Grand paysage, Cambodge, Formation continue à distance, Formation.